vendredi 5 mai 2017

Une mauvaise nouvelle

C'était vendredi 28 avril. Je me souviens qu'il faisait beau, j'étais assise devant ma fenêtre, au soleil, les jambes sur le radiateur, avec un livre ou mon portable, je ne suis plus sûre. Il était  plus de onze heure du matin, j'avais encore le temps de flâner avant d'aller bosser. C'était une journée tranquille et ensoleillé, un vendredi matin qui commence bien.
Mon portable a sonné, c'était un numéro que je ne connaissais pas. J'ai hésité à répondre - d'habitude j'évite les numéros inconnus. Mais l'indicatif du département voisin m'a interpellé, et j'ai pris l'appel.

- Mademoiselle B. ? Je vous appelle pour vous dire que votre beau-papa est mort ce matin à cinq heure.


J'ai porté ma main à mon coeur, qui s'est emballé d'un coup. 

La première chose que je me suis dite je crois, c'est «Cet espèce de con pourrait être plus délicat ».
Puis j'ai dû me dire «Le simulacre de vie qu'il vivait dans cet espèce de mouroir est enfin terminé. Il doit être soulagé. Moi je le suis ».

Le temps de passer les coups de téléphone d'usage, je partais au boulot, encore tremblante, encore hébétée. J'ai prévenu mon chef que je prendrais des jours pour les obsèques - mais que j'ignorais encore quand. Que oui, il m'a élevé, c'est mon père adoptif, mais non, il n'y a eu aucun mariage, aucun pacs, rien d'officiel, donc que sur le papier il n'est personne, et que je n'ai droit à rien en terme de congés.
Je me suis occupée très studieusement au travail. Avec cette information toujours présente, mais que l'on tient à distance : « Pas maintenant, je travaille ». « Reste en lisière, je dois absolument finir tout ça, d'autant plus que les jours que je prendrais ralentiront considérablement mes dossiers en cours ». Lorsque je sortais la tête du boulot, c'était pour me dire « C'est mieux comme ça. J'espère qu'il est apaisé. Cet endroit était vraiment affreux ».
Et aussi : « Je suis tellement contente d'avoir pu lui pardonner avant sa mort, et de lui avoir dit ».
J'ai travaillé vendredi, le soir j'allais à la danse africaine, j'ai travaillé samedi, je n'ai pas arrêté. 
Tout était sous contrôle.
Dimanche matin j'ai été voir un concert avec Copine#1, on a mangé ensemble, puis on a marché au soleil. 
Tout était sous contrôle, l'information était toujours en lisière, la tristesse bien délimitée dans un coin.
Je suis rentrée chez moi vers 16h, avec plein de projets "spécial dimanche" : faire mes lessives, nettoyer, peut-être écrire un peu.
Sauf que je me suis endormie brutalement sur mon canapé. J'ai dormi 2h, et au réveil, ça n'allait pas du tout. Je me sentais égarée. 
Plus rien n'était sous contrôle. 
J'ai envoyé un message à Hector pour lui demander si je pouvais venir. Je ne pouvais pas rester seule. J'ai fait les 30 bornes jusqu'à chez lui comme dans un rêve. Rassurée d'être ailleurs que chez moi, comme si soudain les ombres de mon cocon devenaient menaçantes. J'ai réalisé tristement que la personne que j'avais envie de voir, les bras dans lesquels j'avais envie d'être, c'était ceux du mec-de-la-salle-de-sport.  
En arrivant, j'étais en chaussettes, et j'avais oublié mes affaires chez moi, alors que je me souvenais les avoir eu en main. 
J'ai regardé sa cheminée où s'élevaient de grandes flammes, et j'ai pensé à ce cercueil qu'on brûlerait dans quelques jours, avec mon père adoptif dedans. La personne qui m'a élevé, ma figure paternelle imparfaite et dysfonctionnelle, mais qui me laisse le sentiment d'une enfance qui n'est pas malheureuse. Les flammes étaient terribles, le feu prenait bien, j'ai visualisé la crémation, et j'ai commencé à pleurer. 
J'ai été reconnaissante à Hector d'être là. Je ne pouvais pas rester seule, et il a été présent. Être chez lui m'a donné la force de prévenir le reste de mes proches : Meilleure-Amie, qui l'a connu lorsqu'on était copine au collège, et qui l'entendait au téléphone quand elle m'appelait. Parfois il voulait téléphoner, alors il décrochait l'autre téléphone de la maison et nous engueulait "Les filles, ça fait 1h que vous papotez, j'ai besoin du téléphone, vous raccrochez maintenant !". (Ceux qui ont grandit sans portable savent). Mister Perfect. Morgueil, qui connaît les ornières de mon parcours - et lui en était une, sans aucun doute. Et puis Président, parce l'Association organise une soirée-concert le même jour que les obsèques, et j'ignore si je serai capable d'y aller - ou si au contraire ça me fera du bien.
Après ça, j'étais épuisée.
Pourtant j'ai passé une nuit affreuse, à faire des rêves où la mort était omniprésente.

J'ai toujours pensé que perdre l'un de ses parents, c'est devenir adulte.
Aujourd'hui je ne sais pas si je suis plus adulte, mais je sais qu'une part de mon enfance vient de se figer au passé. Je suis l'unique gardienne de mes souvenirs avec lui, je ne peux plus partager la vivacité de ceux-ci. Je peux juste les raconter à des gens qui ne les ont pas vécus, comme une histoire, comme un conte, et même si je les raconte très bien, personne ne pourra se souvenir d'y avoir été. Je ne pourrais plus dire «Te souviens tu ... ? ». 
C'est drôle, je suis parti en Afrique il y a 4 mois pour renouer avec mes racines, avec lui, avec ma culture d'adoption, c'était une étape importante de mon processus de pardon à son encontre. Et pourtant, je n'ai pas eu l'occasion de le revoir pour lui raconter.
C'est drôle, quelques jours auparavant, j'étais à Paris avec Copine#1 et Copine#2, et on en parlait. Je disais justement : « Cet endroit terrible où il est enfermé... J'espère qu'il s'éteindra rapidement... Cette vie est épouvantable ».
J'ai pensé à mon petit frère qui a douze ans, qui sort d'un accident qui lui laissera probablement une balafre au visage (sans parler du traumatisme crânien dont il a du mal à se remettre, et qui le laisse très fatigué), et qui vient de perdre son père. Orphelin de père à 12 ans. Après une vie où il ne l'a que très peu connu, d'abord comme un homme colérique et violent envers notre maman, puis comme un être mentalement absent dans un mouroir insipide. Comment va-t-il réussir à se construire avec tout ça ? Y-aura-t-il toujours un vide en lui, qu'il comblera avec de la connaissance, une situation professionnelle... ou autre chose ? Deviendra-t-il quelqu'un de froid, ou au contraire cherchera-t-il à se créer une famille chaleureuse et unie ? Ce doux souhait que moi j'ai fait, mais qui peine à se réaliser tant la figure masculine idéale pour cela est difficile à trouver ?
Triste ironie, parmi les 5 enfants essaimés par mon père adoptif, je suis la seule qu'il a élevé... Alors que je ne suis pas de son sang, et que sur le papier je ne suis personne. Est-ce que Petit Frère m'en voudra un jour ?

Je vais avoir trente ans dans vingt jours, et je suis adulte.

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